Question d'origine :
Quel penseur ou philosophe émet l'idée qu'une certaine dose d'illusion est nécessaire pour être heureux ?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 14/04/2021 à 15h36
Bonjour,
Il peut paraître contre-intuitif qu’un philosophe admette la nécessité de s’illusionner pour trouver le bonheur ; tant il est vrai qu’une part non négligeable des penseurs sont plutôt aiguillonnés par la recherche de la vérité, ou du moins, d’une forme de lucidité intellectuelle. Il s’agit donc bien souvent d’écarter les illusions, de se dessiller pour espérer approcher une vie bonne et heureuse.
Même Nietzsche et sa conception si singulière des questions morales pense le bonheur en soustrayant ce qui peut nuire à sa survenue : « celui qui ne sait pas s’installer au seuil de l’instant, en oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas, telle une déesse de la victoire se tenir debout sur un seul point, sans craint et sans vertige, celui-là ne saura jamais ce qu’est le bonheur ». (Considérations inactuelles). Point d’illusion mais plutôt un accueil plein et entier du moment présent.
Mieux, pour certains, c’est le bonheur lui-même qui est une illusion.
Ainsi Flaubert déclare-t-il sans ambages que « le bonheur est un mensonge dont la recherche cause toutes les calamités de la vie, mais il y a des paix sereines qui l’imitent, et qui sont supérieures peut-être » (Correspondance, Lettre à Louise Colet).
Schopenhauer, dans son Art d’être heureux souligne l’inévitable besoin de s’illusionner pour accéder à un bonheur dès lors chimérique.
« Nous sommes tous nés en Arcadie, autrement dit nous entrons dans la vie pleins d’exigences de bonheur et de jouissance, et nous avons l’espoir fou de les réaliser jusqu’à ce que le destin nous tombe dessus sans ménagement et nous montre que rien n’est à nous, qu’au contraire tout est sien puisqu’il a un droit incontestable non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, mais encore sur nos bras et nos jambes, nos yeux et nos oreilles, et même sur le nez au milieu de notre visage. Vient alors l’expérience et elle nous enseigne que bonheur et jouissance sont de pures chimères qu’une illusion nous indique au loin ; qu’au contraire la souffrance, la douleur sont réelles, qu’elles se font connaître elles-mêmes immédiatement sans avoir besoin d’illusion et de délais ».
Pascal voyait même dans le divertissement, ce bonheur factice, un moyen de se détourner de la misère de l’Homme sans Dieu dans les Pensées :
« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser »
« De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit ».
Rares seraient donc les philosophes qui ne connotent pas négativement l’illusion en tant que nécessaire au bonheur.
On notera cependant que dans son Eloge de la folie, Erasme semble faire place à cette dernière comme facteur de bonheur (l’illusion s’opposant alors à la connaissance) : « Mais, dira-t-on, c’est un malheur d’être trompé ! Bien plus grand malheur de ne pas l’être. L’erreur est énorme de faire résider le bonheur dans les réalités ; il dépend de l’opinion qu’on a d’elles. Il y a tant d’obscurité, tant de diversité dans les choses humaines, qu’il est impossible d’en rien élucider […] ou bien, si quelqu’un arrive à la connaissance, c’est bien souvent au dépens de son bonheur ».
Restons toutefois très prudent quant à la position réelle d’Erasme sur cette perspective. L’Eloge de la folie est en effet un texte ambigu, à double fond, un éloge paradoxal.
En revanche, la scientifique du siècle des Lumières Emilie du Châtelet assume pleinement dans son Discours sur le bonheur qu’ « il faut, pour être heureux, s'être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts & des passions, être susceptible d'illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l'illusion, et malheureux est celui qui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons d'épaissir le vernis qu'elle met sur la plupart des objets ; il leur est encore plus nécessaire que ne le sont à nos corps les soins & la parure ».
En proposant une comparaison avec l’optique (elle était physicienne et mathématicienne), elle en vient même à conférer à l’illusion, si communément décriée, une valeur d’utilité : « Enfin, je dis que pour être heureux il faut être susceptible d'illusion, et cela n'a guère besoin d'être prouvé; mais, me direz-vous, vous avez dit que l'erreur est toujours nuisible: l'illusion n'est-elle pas une erreur? Non: l'illusion ne nous fait pas voir, à la vérité, les objets entièrement tels qu'ils doivent être pour nous donner des sentiments agréables, elle les accommode à notre nature. Telles sont les illusions de l'optique: or, l'optique ne nous trompe pas, quoiqu'elle ne nous fasse pas voir les objets tels qu'ils sont, parce qu'elle nous les fait voir de la manière qu'il faut que nous les voyions pour notre utilité ».
Si la question du bonheur vous taraude, n’hésitez pas à venir consulter notre rayon de philosophie dédié.
Bonnes lectures.
Il peut paraître contre-intuitif qu’un philosophe admette la nécessité de s’illusionner pour trouver le bonheur ; tant il est vrai qu’une part non négligeable des penseurs sont plutôt aiguillonnés par la recherche de la vérité, ou du moins, d’une forme de lucidité intellectuelle. Il s’agit donc bien souvent d’écarter les illusions, de se dessiller pour espérer approcher une vie bonne et heureuse.
Même Nietzsche et sa conception si singulière des questions morales pense le bonheur en soustrayant ce qui peut nuire à sa survenue : « celui qui ne sait pas s’installer au seuil de l’instant, en oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas, telle une déesse de la victoire se tenir debout sur un seul point, sans craint et sans vertige, celui-là ne saura jamais ce qu’est le bonheur ». (Considérations inactuelles). Point d’illusion mais plutôt un accueil plein et entier du moment présent.
Mieux, pour certains, c’est le bonheur lui-même qui est une illusion.
Ainsi Flaubert déclare-t-il sans ambages que « le bonheur est un mensonge dont la recherche cause toutes les calamités de la vie, mais il y a des paix sereines qui l’imitent, et qui sont supérieures peut-être » (Correspondance, Lettre à Louise Colet).
Schopenhauer, dans son Art d’être heureux souligne l’inévitable besoin de s’illusionner pour accéder à un bonheur dès lors chimérique.
« Nous sommes tous nés en Arcadie, autrement dit nous entrons dans la vie pleins d’exigences de bonheur et de jouissance, et nous avons l’espoir fou de les réaliser jusqu’à ce que le destin nous tombe dessus sans ménagement et nous montre que rien n’est à nous, qu’au contraire tout est sien puisqu’il a un droit incontestable non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, mais encore sur nos bras et nos jambes, nos yeux et nos oreilles, et même sur le nez au milieu de notre visage. Vient alors l’expérience et elle nous enseigne que bonheur et jouissance sont de pures chimères qu’une illusion nous indique au loin ; qu’au contraire la souffrance, la douleur sont réelles, qu’elles se font connaître elles-mêmes immédiatement sans avoir besoin d’illusion et de délais ».
Pascal voyait même dans le divertissement, ce bonheur factice, un moyen de se détourner de la misère de l’Homme sans Dieu dans les Pensées :
« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser »
« De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit ».
Rares seraient donc les philosophes qui ne connotent pas négativement l’illusion en tant que nécessaire au bonheur.
On notera cependant que dans son Eloge de la folie, Erasme semble faire place à cette dernière comme facteur de bonheur (l’illusion s’opposant alors à la connaissance) : « Mais, dira-t-on, c’est un malheur d’être trompé ! Bien plus grand malheur de ne pas l’être. L’erreur est énorme de faire résider le bonheur dans les réalités ; il dépend de l’opinion qu’on a d’elles. Il y a tant d’obscurité, tant de diversité dans les choses humaines, qu’il est impossible d’en rien élucider […] ou bien, si quelqu’un arrive à la connaissance, c’est bien souvent au dépens de son bonheur ».
Restons toutefois très prudent quant à la position réelle d’Erasme sur cette perspective. L’Eloge de la folie est en effet un texte ambigu, à double fond, un éloge paradoxal.
En revanche, la scientifique du siècle des Lumières Emilie du Châtelet assume pleinement dans son Discours sur le bonheur qu’ « il faut, pour être heureux, s'être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts & des passions, être susceptible d'illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l'illusion, et malheureux est celui qui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons d'épaissir le vernis qu'elle met sur la plupart des objets ; il leur est encore plus nécessaire que ne le sont à nos corps les soins & la parure ».
En proposant une comparaison avec l’optique (elle était physicienne et mathématicienne), elle en vient même à conférer à l’illusion, si communément décriée, une valeur d’utilité : « Enfin, je dis que pour être heureux il faut être susceptible d'illusion, et cela n'a guère besoin d'être prouvé; mais, me direz-vous, vous avez dit que l'erreur est toujours nuisible: l'illusion n'est-elle pas une erreur? Non: l'illusion ne nous fait pas voir, à la vérité, les objets entièrement tels qu'ils doivent être pour nous donner des sentiments agréables, elle les accommode à notre nature. Telles sont les illusions de l'optique: or, l'optique ne nous trompe pas, quoiqu'elle ne nous fasse pas voir les objets tels qu'ils sont, parce qu'elle nous les fait voir de la manière qu'il faut que nous les voyions pour notre utilité ».
Si la question du bonheur vous taraude, n’hésitez pas à venir consulter notre rayon de philosophie dédié.
Bonnes lectures.
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