Question d'origine :
Bonjour, Aux éditions Payot & Rivages, « De la tranquillité de l’âme », de Sénèque, est précédé d'un essai de Paul Veyne dans lequel celui-ci fait allusion à "Lucien, un moqueur professionnel, [qui] se moquait de ces philosophes qui meurent avant d'avoir fini d'apprendre à vivre." Faut-il comprendre que dans la Rome antique, moquer[i][/i] était un statut, un métier? Si oui, en quoi consistait-il? Faut-il le rapprocher des fous? Merci
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 22/04/2021 à 08h16
Bonjour,
Le Lucien auquel Paul Veyne fait allusion en parlant d’un « moqueur professionnel » n’est autre que Lucien de Samosate, rhéteur et satirique, qui est connu par ses écrits et pour se moquer des autres philosophes. Cette expression de Paul Veyne semble être utilisée un peu comme on parlerait ironiquement d’un menteur professionnel.
En effet, il serait réducteur de qualifier Lucien de « moqueur professionnel » dans le sens où cette activité serait son métier ou sa fonction sociale. Il était plutôt une sorte de sophiste itinérant ou « orateur professionnel » pourrait-on dire, professant la rhétorique en Grèce, en Italie, en Gaule notamment. Il exerça aussi le métier d’avocat à Antioche et remplit une haute fonction administrative en Egypte auprès de Marc Aurèle. Parmi ses 83 œuvres, il écrivit notamment de nombreux dialogues, ainsi que des satires. Il aimait combiner le comique et les thèses philosophiques. Véritable pamphlétaire, il ne cessait de « critiquer les philosophes existants ». Il « invectivait les philosophes qui se mettaient au service des grands ». Il utilisait le dialogue comme une « forme appropriée de l’humour », le procédé de l’imitation, il pratiquait la « parodie érigée en art rhétorique achevé ». Source : Les œuvres philosophiques : dictionnaire. 1 : Philosophie occidentale : IIIe millénaire av. J.-C. - 1889
Votre question interroge une éventuelle proximité avec le personnage du fou, à l’image des « fous du roi » ou « bouffons » du Moyen Age, qui avaient un véritable statut et qui seuls pouvaient se moquer et tourner en dérision le souverain.
En effet, dans l’introduction des Œuvres complètes de Lucien de Samosate nous apprenons qu’il a exercé auprès des puissants et que la rhétorique avait dans ses fonctions de glorifier ou blâmer les « grands »:
La rhétorique se divisait en trois genres de discours : délibératif (discours dans les assemblées pour aider à la décision), judiciaire (plaidoyers dans les tribunaux) et démonstratif ou épidictique (éloge ou blâme, discours qui traitent de la valeur d’une personne ou d’une chose). « Or, le troisième était en plein essor puisqu’en « phase avec la nature monarchique du pouvoir politique ». « L’éloge du souverain, de sa famille, de ses amis, des magistrats qui le représentent est adapté à l’air du temps. ». Ainsi, Lucien au cours de ses pérégrinations, « s’établit un temps à Athènes, il interrompit sa carrière de sophiste et se rendit, entre 162 et 165, à Antioche, où Lucius Verus qui régnait alors avec son frère Marc Aurèle, avait installé son quartier général pour commander la guerre contre les Parthes. Pour se concilier la faveur de ce prince, Lucien fit l’éloge de sa maîtresse Panthéia, flatta ses goûts artistiques et célébra ses victoires. Mais il semble que ces œuvres de courtisans ne lui aient rien rapporté. Vers 171, il partit occuper un poste administratif, correspondant peut-être à celui d’huissier en chef aujourd’hui, auprès du préfet d’Égypte. Il s’était moqué des intellectuels qui acceptent d’entrer dans le personnel de maison des grands personnages et il devenait à son tour le serviteur de magistrat et de son maître, l’empereur. Conscient de cette contradiction entre ses actes et ses écrits, il s’en justifie dans l’Apologie où il déclare qu’il sert non un maître privé, mais un prince dévoué à l’intérêt général et où il exprime son désir de faire une carrière publique. Ces ambitions, les mêmes qui l’avaient conduit à Antioche à la cour de Lucius Verus, ne se réalisèrent pas. Revenu à Athènes en 175, il reprit sa carrière de sophiste. » p. 10-11
Ainsi, Lucien aimait davantage se moquer des philosophes (particulièrement des stoïciens et des pythagoriciens) que des personnalités au pouvoir, pour lesquelles il jouait un rôle de serviteur et de courtisan.
En revanche, les "fous du roi" et "bouffons" typiques du Moyen Age s’inscrivaient bien dans la continuité d’un personnage similaire durant l’antiquité grecque et romaine. Lucien est d’ailleurs à l’origine du terme morosophe qui désignerait la figure du sage-fou, terme repris par Érasme dans son Éloge de la folie.
Dans sa thèse Βοuffοns des temps mοdernes : figures de mοrοsοphes dans les οeuvres théâtrales d'Αlfred Jarry, Μichel de Ghelderοde, Samuel Βeckett, Rοland Dubillard & Αlain Βadiοu, Benjamin Dang dresse une Petite histoire culturelle du bouffon et plus précisément Une archéologie du bouffon ?. Lorsqu’il évoque les « divers amuseurs publics et domestiques » : "Parmi eux, ce sont lesfarceurs, ou gelotopoioi , « ceux qui font rire », qui méritent notre attention. Ils étaient si nombreux qu’ils se réunirent en une confrérie, « véritable corporation », à Athènes. ». Il est évoqué aussi la figure de l’aretalogus qui forme « une classe particulière de bouffons dont les riches romains faisaient leur divertissement, et dont la spécialité était d’égayer par des discours plaisants mêlés sans doute de sentences philosophiques. Il s’agissait vraisemblablement de quelques philosophes stoïciens ou cyniques qui s’abaissaient à la fonction de parasite, probablement pour des raisons alimentaires, en ergotant essentiellement sur le vice et la vertu. Les aretalogi méritent d’être distingués par leur faconde étonnante et leur esprit piquant. ». Enfin, il aborde la figure du morosophe dont Esope serait le meilleur représentant : « S’il peut prétendre au titre de « premier morosophe», mot forgé par Lucien de Samosate et repris plus tard par Érasme et qui signifie “fou-sage”, c’est parce qu’avec lui, la bouffonnerie prend le sens d’un art de bien parler et de bien penser. » p.63 et suivantes
Salomon Reinach nous dit dans Les arétalogues dans l’Antiquité, que « Les arétologi ne seraient guère différents de ces fabulatores dont Lucien parle assez longuement au début de son Histoire véritable... » p. 258
« Socialement, la coutume d’avoir des fous à son service existe depuis la plus haute Antiquité, notamment chez les Perses et les Égyptiens. On prétend que cette coutume passa d’Orient en Occident. À Athènes et à Rome, les familles opulentes entretenaient des domestiques uniquement chargés de les divertir pendant les repas : les gelotopoioi. Les bouffons intervenaient dans d’autres circonstances solennelles ou privées, ils rappelaient par exemple pendant les triomphes des conquérants romains aux héros qu’ils n’étaient pas des dieux. Une autre tradition, plus transgressive, consistait à ce que le « Mimus », bouffon de l’empereur, accompagne le convoi funèbre de son maître et divertisse la foule assemblée en imitant les travers et les ridicules du défunt. Le rôle des fous domestiques était donc d’amuser tout en rappelant leur maître à l’humilité. » Source : Noémi Carrique, Les bouffons du « roi manqué », Rôles des quatre fous dans Cromwel
Pour aller plus loin :
Sur la vie et l'oeuvre de Lucien : Lucien de Samosate ou le prince du gai savoir/ Philippe Renault
Le fou, roi des théâtres / Serge Martin
Rire, parodie et philosophie chez Lucien de Samosate, Brigitte Pérez-Jean
Le rire des Grecs : anthropologie du rire en Grèce ancienne / sous la dir. de Marie-Laurence Desclos
L'art de la satire, Le satirique et le morosophe : Boileau, dernier fou du roi
Les Morosophes: figures du sage-fou dans la fiction utopisante de la fin de la Renaissance
Une pincée d'esprit : à propos du rire dans les banquets (Athénée, XIII et XIV)
La cité du rire : politique et dérision dans l'Athènes classique/ Jean-Noël Allard
Rire avec les Anciens : l'humour des Grecs et des Romains
Bonne lecture !
Le Lucien auquel Paul Veyne fait allusion en parlant d’un « moqueur professionnel » n’est autre que Lucien de Samosate, rhéteur et satirique, qui est connu par ses écrits et pour se moquer des autres philosophes. Cette expression de Paul Veyne semble être utilisée un peu comme on parlerait ironiquement d’un menteur professionnel.
En effet, il serait réducteur de qualifier Lucien de « moqueur professionnel » dans le sens où cette activité serait son métier ou sa fonction sociale. Il était plutôt une sorte de sophiste itinérant ou « orateur professionnel » pourrait-on dire, professant la rhétorique en Grèce, en Italie, en Gaule notamment. Il exerça aussi le métier d’avocat à Antioche et remplit une haute fonction administrative en Egypte auprès de Marc Aurèle. Parmi ses 83 œuvres, il écrivit notamment de nombreux dialogues, ainsi que des satires. Il aimait combiner le comique et les thèses philosophiques. Véritable pamphlétaire, il ne cessait de « critiquer les philosophes existants ». Il « invectivait les philosophes qui se mettaient au service des grands ». Il utilisait le dialogue comme une « forme appropriée de l’humour », le procédé de l’imitation, il pratiquait la « parodie érigée en art rhétorique achevé ». Source : Les œuvres philosophiques : dictionnaire. 1 : Philosophie occidentale : IIIe millénaire av. J.-C. - 1889
Votre question interroge une éventuelle proximité avec le personnage du fou, à l’image des « fous du roi » ou « bouffons » du Moyen Age, qui avaient un véritable statut et qui seuls pouvaient se moquer et tourner en dérision le souverain.
En effet, dans l’introduction des Œuvres complètes de Lucien de Samosate nous apprenons qu’il a exercé auprès des puissants et que la rhétorique avait dans ses fonctions de glorifier ou blâmer les « grands »:
La rhétorique se divisait en trois genres de discours : délibératif (discours dans les assemblées pour aider à la décision), judiciaire (plaidoyers dans les tribunaux) et démonstratif ou épidictique (éloge ou blâme, discours qui traitent de la valeur d’une personne ou d’une chose). « Or, le troisième était en plein essor puisqu’en « phase avec la nature monarchique du pouvoir politique ». « L’éloge du souverain, de sa famille, de ses amis, des magistrats qui le représentent est adapté à l’air du temps. ». Ainsi, Lucien au cours de ses pérégrinations, « s’établit un temps à Athènes, il interrompit sa carrière de sophiste et se rendit, entre 162 et 165, à Antioche, où Lucius Verus qui régnait alors avec son frère Marc Aurèle, avait installé son quartier général pour commander la guerre contre les Parthes. Pour se concilier la faveur de ce prince, Lucien fit l’éloge de sa maîtresse Panthéia, flatta ses goûts artistiques et célébra ses victoires. Mais il semble que ces œuvres de courtisans ne lui aient rien rapporté. Vers 171, il partit occuper un poste administratif, correspondant peut-être à celui d’huissier en chef aujourd’hui, auprès du préfet d’Égypte. Il s’était moqué des intellectuels qui acceptent d’entrer dans le personnel de maison des grands personnages et il devenait à son tour le serviteur de magistrat et de son maître, l’empereur. Conscient de cette contradiction entre ses actes et ses écrits, il s’en justifie dans l’Apologie où il déclare qu’il sert non un maître privé, mais un prince dévoué à l’intérêt général et où il exprime son désir de faire une carrière publique. Ces ambitions, les mêmes qui l’avaient conduit à Antioche à la cour de Lucius Verus, ne se réalisèrent pas. Revenu à Athènes en 175, il reprit sa carrière de sophiste. » p. 10-11
Ainsi, Lucien aimait davantage se moquer des philosophes (particulièrement des stoïciens et des pythagoriciens) que des personnalités au pouvoir, pour lesquelles il jouait un rôle de serviteur et de courtisan.
En revanche, les "fous du roi" et "bouffons" typiques du Moyen Age s’inscrivaient bien dans la continuité d’un personnage similaire durant l’antiquité grecque et romaine. Lucien est d’ailleurs à l’origine du terme morosophe qui désignerait la figure du sage-fou, terme repris par Érasme dans son Éloge de la folie.
Dans sa thèse Βοuffοns des temps mοdernes : figures de mοrοsοphes dans les οeuvres théâtrales d'Αlfred Jarry, Μichel de Ghelderοde, Samuel Βeckett, Rοland Dubillard & Αlain Βadiοu, Benjamin Dang dresse une Petite histoire culturelle du bouffon et plus précisément Une archéologie du bouffon ?. Lorsqu’il évoque les « divers amuseurs publics et domestiques » : "Parmi eux, ce sont les
Salomon Reinach nous dit dans Les arétalogues dans l’Antiquité, que « Les arétologi ne seraient guère différents de ces fabulatores dont Lucien parle assez longuement au début de son Histoire véritable... » p. 258
« Socialement, la coutume d’avoir des fous à son service existe depuis la plus haute Antiquité, notamment chez les Perses et les Égyptiens. On prétend que cette coutume passa d’Orient en Occident. À Athènes et à Rome, les familles opulentes entretenaient des domestiques uniquement chargés de les divertir pendant les repas : les gelotopoioi. Les bouffons intervenaient dans d’autres circonstances solennelles ou privées, ils rappelaient par exemple pendant les triomphes des conquérants romains aux héros qu’ils n’étaient pas des dieux. Une autre tradition, plus transgressive, consistait à ce que le « Mimus », bouffon de l’empereur, accompagne le convoi funèbre de son maître et divertisse la foule assemblée en imitant les travers et les ridicules du défunt. Le rôle des fous domestiques était donc d’amuser tout en rappelant leur maître à l’humilité. » Source : Noémi Carrique, Les bouffons du « roi manqué », Rôles des quatre fous dans Cromwel
Sur la vie et l'oeuvre de Lucien : Lucien de Samosate ou le prince du gai savoir/ Philippe Renault
Le fou, roi des théâtres / Serge Martin
Rire, parodie et philosophie chez Lucien de Samosate, Brigitte Pérez-Jean
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L'art de la satire, Le satirique et le morosophe : Boileau, dernier fou du roi
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