Question d'origine :
La conférence en Roumanie « L'œuvre d'art comme révélation » de Louis Lavelle (censée être publiée en 1938 ?) présente des thèmes quasi similaire avec la conférence de Heidegger sur l'art comme dévoilenent (1935). Comment expliquer une telle coïncidence ? Qui s'est inspiré de l'autre ? Ou est-ce que l'idée d'une œuvre d'art dévoilant le vrai réel était dans l'air du temps ? Et par qui ? Merci
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 21/04/2021 à 15h34
Bonjour,
Vous vous demandez si Lavelle et Heidegger se sont influencés pour voir tous deux à la fin des années 30 l’œuvre d’art comme un « dévoilement » ou si cette idée était dans l’air du temps.
Nous ne pourrons que répondre superficiellement à une aussi vaste question mais voici quelques pistes :
Le texte de la conférence de Louis Lavelle est disponible en ligne :
L'art comme révélation, Louis Lavelle, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2004, 2. Une version de la conférence de Heidegger De l'origine de l'œuvre d'art a été éditée en Rivages Poche.
Tous deux ont lu Kant, Hegel et Husserl et s’intéressent à l’Etre et au temps (voir les titres de Louis Lavelle).
Et on sait que Lavelle a lu Heidegger. Mais on peut douter d’une influence réelle de Heidegger sur Lavelle. Plusieurs commentateurs pointent en effet des différences profondes entre leur philosophie :
« L’art ne doit pas se dissocier de la vérité avons-nous dit. Mais qu’est-ce que la vérité ? Martin Heidegger, dans son esthétique, articule beauté et vérité. « L’art fait jaillir la vérité » écrit-il dans Chemins qui ne mènent nulle part. Pour Heidegger, la vérité que donne à découvrir l’art est « la vérité de l’être ». En tant qu’instauration de la vérité de l’être, l’art apparaît fondamentalement de nature poétique. « L’essence de l’art, c’est le Poème ». La vérité de l’être, à laquelle l’art, comme poème, donne accès, est ici perçue comme fonds immanent qui se dévoile au-delà de l’étant, alors que dans la perspective d’une philosophie de l’esprit et du mystère, la vérité est celle d’un être personnel, transcendant, dont la vérité humaine porte la trace. Ajoutons que si Heidegger relie beauté et vérité, son esthétique ignore la question du bien et du mal. Nul humanisme chez l’auteur de L’être et le temps, nulle éthique.
L’art délivre l’esprit de l’asservissement à la matière, remarquait Hegel dans son Esthétique. Créateur de la collection Philosophie de l’esprit, Louis Lavelle, philosophe de l’être et de l’esprit, écrivait dans L’Erreur de Narcisse : l’art « rend visible la vérité invisible ». Cette vérité invisible est de l’ordre de l’esprit. Elle est aussi de l’ordre du mystère. »
Art, esprit et mystère, Bernard Grasset, Le Portique
Jean-Louis Vieillard Baron pointe aussi la spiritualité de la philosophie de Lavelle :
« Alors la simplicité atteint à la pureté de l'âme, autrement dit à une innocence que nous ne cessons de perdre et de reconquérir. Le contraire de la pureté est le souci ; et l'on voit que l'existentialisme de Lavelle, en tant que philosophie de la simplicité spirituelle, s'oppose radicalement à celui de Heidegger comme philosophie de l'être-là ou de la réalité humaine comme souci , de la même façon qu'il s'oppose à l'existentialisme de Sartre, fondé sur la prééminence de la mauvaise foi. La philosophie de Lavelle pense l'existence humaine sous la catégorie de la sincérité, à la fois comme donnée et comme opération. C'est l'exemple de l'art qui vient aussitôt sous la plume de Lavelle ; spiritualité et esthétique s'unissent sous le concept de pureté. « L'art le plus beau est aussi le plus pur. C'est celui qui surpasse et abolit tous les prestiges ; il rend visible la vérité invisible ; il donne aux choses les plus humbles une incomparable profondeur spirituelle et aux plus profondes la simplicité et le naturel ».
Les vingt ans de l'association Louis Lavelle (p. 10).
Voir aussi :
La métaphysique de Lavelle, une esthétique théologique, Paul Olivier, Revue des sciences philosophiques et théologiques 2004/2 (Tome 88).
Louis Lavelle, philosophie et intériorité, thème de ce numéro.
Louis Lavelle : la philosophie, chemin de sagesse, Bernard M.-J. Grasset
Dans l’air du temps ?
Le texte Lévinas et Blanchot dans les années 30 : le contrepoint critique de la philosophie de Louis Lavelle de David Uhrig est encore plus explicite. Il vous montrera en même temps que l’époque n’est pas pour rien dans cette idée d’un art qui sauve.
« Lavelle entend donc modérer l’enthousiasme abusif que suscite la philosophie de Heidegger, peut-être pour ne pas effacer, non seulement l’importance du travail de Husserl lui-même, mais tout autant certains rapports de sa phénoménologie avec la tradition philosophique du spiritualisme français. »
La suite du texte développe la critique d’Heidegger par Lavelle :
«Lavelle s’interroge, plein de réserve, sur la démarche de Heidegger qui découvre certes à l’homme « la grandeur de son existence solitaire » mais le prive des moyens d’y faire face : « est-il possible de demeurer fidèle à un individualisme aussi intransigeant ? L’être fini peut-il avoir l’audace de se suffire ? » […]
« Alors que la philosophie de Heidegger poussait nombre d’auteurs à ressaisir leur pensée dans le creuset d’une temporalité d’où l’existence trouverait son effectivité,Lavelle, nous l’avons vu, relativisait dès le début des années trente l’importance de Heidegger dans le courant phénoménologique et lui préférait Max Scheler. Il plaçait très clairement l’héritage heideggérien face à l’insuffisance de son individualisme « intransigeant » : l’être fini ne peut « avoir l’audace de se suffire » sans que « l’incomparable sentiment de totalité » donné par « le fond même de l’existence » réduise au silence la « grandeur de son existence solitaire ». Comment mesurer la « grandeur » de cette « existence solitaire », comment faire jouer sa différence face au « sentiment de totalité » qui la menace ? C’est au cœur de l’expérience poétique que Lavelle et Blanchot cherchent les conditions d’une telle « mesure » capable de donner à l’existence solitaire les moyens de sa survie ».
On peut donc penser que la crise des sciences européennes en ce début de XXe siècle, comme la nomme Husserl, pousse la philosophie à chercher d’autres moyens d’accès au sens.
« L'œuvre intervient dans le contexte politique des années 1935-1936, moment le plus crucial pour l'Europe où l'on peut percevoir « comme une espèce de basculement d'un Monde, qui se prenait pour le Monde », écrit Gérard Granel ».
Mais plus largement, un auteur comme Jean-Marie Schaeffer replace cette sacralisation de l’art dans l’histoire de la philosophie et en voit la naissance dans le romantisme allemand.
« Depuis à peu près deux siècles notre conception des arts est fondée sur une sacralisation de l’œuvre d’art :l’art est une force de révélation ontologique, une connaissance extatique qui nous « sauve » de l’existence inauthentique et aliénée qui est notre lot quotidien . Cette théorie spéculative de l’Art, développée par le romantisme en réponse à la crise de l’ontologie rationaliste provoquée par le criticisme kantien, postule une identité d’essence entre art et philosophie. Reprise et développée par les grands philosophes de la tradition idéaliste allemande, de Hegel à Heidegger, cette conception, qui dote l’art d’une fonction de compensation, s’est répandue peu à peu dans le monde de l’art ». [...] « Lorsqu’elle naît à la fin du XVIIIe siècle, la théorie spéculative de l’Art est d’abord et avant tout la réponse à une double crise spirituelle, celle des fondements religieux de la réalité humaine et celle des fondements transcendants de la philosophie. Les deux crises sont liées aux Lumières et elles atteignent leur apogée — intellectuelle — en Allemagne avec le criticisme kantien. La réponse à cette double crise sera ce qu’on appelle la « révolution romantique ». »
Les théories sur l’art de Lavelle et Heidegger s’inscriraient alors dans une séquence longue.
Pour aller plus loin :
La thèse de Heidegger sur l'art, Joël Balazut, dans Nouvelle revue d’esthétique, 2010/1 (n°5).
L'art, objet de pensée philosophique. III L'art comme dévoilement de la vérité : Heidegger, Evelyne Bussière
Vérité de l'art, vérité en œuvre dans l'œuvre d'art, Gérard Bras, dans Revue internationale de philosophie 2002/3 (n° 221),
Le moi et son destin / Louis Lavelle. Voir L'angoisse et le néant.
Lieu, présence, résurrection, Mathieu Rouille d'Orfeuil, notes 271 et suivantes, également disponible à la Bml
Heidegger, introduction à une lecture, Christian Dubois , chapitre VII Art, poésie et vérité.
Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art, cours rédigé en 2000 pour des étudiants de Licence (troisième année) de Paris IV, Jacques Darriulat.
L'art de l'âge moderne : l'esthétique et la philosophie de l'art du XVIIIe siècle à nos jours, Jean-Marie Schaeffer.
Religion de l’art et théorie esthétique en Allemagne, Rainer Rochlitz, Revue germanique internationale, 2/1994
Bonnes lectures !
Vous vous demandez si Lavelle et Heidegger se sont influencés pour voir tous deux à la fin des années 30 l’œuvre d’art comme un « dévoilement » ou si cette idée était dans l’air du temps.
Nous ne pourrons que répondre superficiellement à une aussi vaste question mais voici quelques pistes :
Le texte de la conférence de Louis Lavelle est disponible en ligne :
L'art comme révélation, Louis Lavelle, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2004, 2. Une version de la conférence de Heidegger De l'origine de l'œuvre d'art a été éditée en Rivages Poche.
Tous deux ont lu Kant, Hegel et Husserl et s’intéressent à l’Etre et au temps (voir les titres de Louis Lavelle).
Et on sait que Lavelle a lu Heidegger. Mais on peut douter d’une influence réelle de Heidegger sur Lavelle. Plusieurs commentateurs pointent en effet des différences profondes entre leur philosophie :
« L’art ne doit pas se dissocier de la vérité avons-nous dit. Mais qu’est-ce que la vérité ? Martin Heidegger, dans son esthétique, articule beauté et vérité. « L’art fait jaillir la vérité » écrit-il dans Chemins qui ne mènent nulle part. Pour Heidegger, la vérité que donne à découvrir l’art est « la vérité de l’être ». En tant qu’instauration de la vérité de l’être, l’art apparaît fondamentalement de nature poétique. « L’essence de l’art, c’est le Poème ». La vérité de l’être, à laquelle l’art, comme poème, donne accès, est ici perçue comme fonds immanent qui se dévoile au-delà de l’étant, alors que dans la perspective d’une philosophie de l’esprit et du mystère, la vérité est celle d’un être personnel, transcendant, dont la vérité humaine porte la trace. Ajoutons que si Heidegger relie beauté et vérité, son esthétique ignore la question du bien et du mal. Nul humanisme chez l’auteur de L’être et le temps, nulle éthique.
L’art délivre l’esprit de l’asservissement à la matière, remarquait Hegel dans son Esthétique. Créateur de la collection Philosophie de l’esprit, Louis Lavelle, philosophe de l’être et de l’esprit, écrivait dans L’Erreur de Narcisse : l’art « rend visible la vérité invisible ». Cette vérité invisible est de l’ordre de l’esprit. Elle est aussi de l’ordre du mystère. »
Art, esprit et mystère, Bernard Grasset, Le Portique
Jean-Louis Vieillard Baron pointe aussi la spiritualité de la philosophie de Lavelle :
« Alors la simplicité atteint à la pureté de l'âme, autrement dit à une innocence que nous ne cessons de perdre et de reconquérir. Le contraire de la pureté est le souci ;
Les vingt ans de l'association Louis Lavelle (p. 10).
Voir aussi :
La métaphysique de Lavelle, une esthétique théologique, Paul Olivier, Revue des sciences philosophiques et théologiques 2004/2 (Tome 88).
Louis Lavelle, philosophie et intériorité, thème de ce numéro.
Louis Lavelle : la philosophie, chemin de sagesse, Bernard M.-J. Grasset
Dans l’air du temps ?
Le texte Lévinas et Blanchot dans les années 30 : le contrepoint critique de la philosophie de Louis Lavelle de David Uhrig est encore plus explicite. Il vous montrera en même temps que l’époque n’est pas pour rien dans cette idée d’un art qui sauve.
« Lavelle entend donc modérer l’enthousiasme abusif que suscite la philosophie de Heidegger, peut-être pour ne pas effacer, non seulement l’importance du travail de Husserl lui-même, mais tout autant certains rapports de sa phénoménologie avec la tradition philosophique du spiritualisme français. »
La suite du texte développe la critique d’Heidegger par Lavelle :
«
« Alors que la philosophie de Heidegger poussait nombre d’auteurs à ressaisir leur pensée dans le creuset d’une temporalité d’où l’existence trouverait son effectivité,
On peut donc penser que la crise des sciences européennes en ce début de XXe siècle, comme la nomme Husserl, pousse la philosophie à chercher d’autres moyens d’accès au sens.
« L'œuvre intervient dans le contexte politique des années 1935-1936, moment le plus crucial pour l'Europe où l'on peut percevoir « comme une espèce de basculement d'un Monde, qui se prenait pour le Monde », écrit Gérard Granel ».
Mais plus largement, un auteur comme Jean-Marie Schaeffer replace cette sacralisation de l’art dans l’histoire de la philosophie et en voit la naissance dans le romantisme allemand.
« Depuis à peu près deux siècles notre conception des arts est fondée sur une sacralisation de l’œuvre d’art :
Les théories sur l’art de Lavelle et Heidegger s’inscriraient alors dans une séquence longue.
Pour aller plus loin :
La thèse de Heidegger sur l'art, Joël Balazut, dans Nouvelle revue d’esthétique, 2010/1 (n°5).
L'art, objet de pensée philosophique. III L'art comme dévoilement de la vérité : Heidegger, Evelyne Bussière
Vérité de l'art, vérité en œuvre dans l'œuvre d'art, Gérard Bras, dans Revue internationale de philosophie 2002/3 (n° 221),
Le moi et son destin / Louis Lavelle. Voir L'angoisse et le néant.
Lieu, présence, résurrection, Mathieu Rouille d'Orfeuil, notes 271 et suivantes, également disponible à la Bml
Heidegger, introduction à une lecture, Christian Dubois , chapitre VII Art, poésie et vérité.
Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art, cours rédigé en 2000 pour des étudiants de Licence (troisième année) de Paris IV, Jacques Darriulat.
L'art de l'âge moderne : l'esthétique et la philosophie de l'art du XVIIIe siècle à nos jours, Jean-Marie Schaeffer.
Religion de l’art et théorie esthétique en Allemagne, Rainer Rochlitz, Revue germanique internationale, 2/1994
Bonnes lectures !
DANS NOS COLLECTIONS :
Commentaires 0
Connectez-vous pour pouvoir commenter.
Se connecter