Question d'origine :
Quelle est l'œuvre de J. Laffite ? Sa « mécanologie » a-t-elle eu un écho ? Était-il philosophe ? Avant-gardiste ?
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 19/05/2021 à 14h07
Bonjour,
Yohann Guffroy et Vincent Bontems retracent la généalogie de lamécanologie dans l'article "La mécanologie : une lignée technologique francophone ?" paru en 2018 dans la revue Artefacts et disponible sur OpenEdition. Selon ces auteurs, la généalogie de cette "science des machines" s'articule principalement autour de l'œuvre de l'ingénieur Jacques Lafitte et du philosophe Gilbert Simondon, qui développèrent cette idée à travers les ouvrages Réflexions sur la science des machines / [Livre] / Jacques Lafitte (1932) et Du mode d'existence des objets techniques [Livre] / Gilbert Simondon (1958). Par la suite
Réflexions sur la science des machines semble être le seul livre de jacques Lafitte : ni le Sudoc, ni le Catalogue collectif de France n'en mentionnent d'autre. L'auteur n'est pas présenté comme un philosophe, il n'a occupé aucune chaire universitaire. Selon Ronan Le Roux, auteur de "L’impossible constitution d’une théorie générale des machines ?" dans Revue de Synthèse, 2009, consultable sur hal.archives-ouvertes.fr, c'est presque par hasard que son livre a pénétré les sphères philosophiques, alors qu'il avait été écrit pour des techniciens :
Hormis qu’il était « ajusteur, dessinateur, ingénieur, architecte », on sait bien peu de choses de Jacques Lafitte (1884-1966). Le petit livre Réflexions sur la science des machines, qu’il a publié en 1932, est en revanche devenu un livre culte pour tous ceux qui s’intéressent à la pensée technique. Ces Réflexions rassemblent des idées dont il situe la naissance, qu’il attribue à l’insatisfaction procurée par les classifications techniques existantes, en 1905. Il mentionne une première présentation en 1911 devant des « techniciens », à l’absence de préoccupations théoriques desquels il attribue l’impact médiocre de sa recherche de public et de collaborateurs. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, vingt ans plus tard, il publie son essai dans une revue d’intellectuels (démocrates chrétiens), les Cahiers de la nouvelle journée.
La démarche de Lafitte a une dimension généalogique certaine :
Il baptise mécanologie la science des machines telle qu’il l’envisage, et en situe la place dans un tableau des connaissances existantes concernées qu’il ordonne de la sorte : 1) l’art de la construction, qui précède toute science et se compose de savoir-faire spécialisés ; 2) la mécanographie, « science descriptive » qui regroupe en fait toute l’érudition historique, ethnographique constituant le matériau préliminaire, « l’élaboration de techniques descriptives diverses : représentations écrites, représentations graphiques des formes et des fonctionnements, représentations symboliques, etc. », ainsi que des « recherches classificatrices et de nomenclature » ; 3) la mécanologie, qui recherche des lois et des causes, « l’explication des différences observées » entre les machines, plus précisément l’« étude des différences observées dans les formes, les structures, les fonctionnements, l’organisation générale, explication de la genèse de chaque type ». Lafitte écrit que, historiquement, ces trois grandes disciplines sont apparues dans cet ordre, et épistémologiquement, se nourrissent chacune des résultats de la précédente
Les origines composites de cette pensée, non limitées à la tradition philosophique, sont encore relevées par Gilbert Simondon. Dans un entretien accordé en 1968 à Jean Le Moyne, à l'instigation du Ministère de l'éducation du Québec et disponible sur YouTube (transcription sur monoskop.org), Simondon replace la mécanologie dans une histoire remontant bien avant le XXè siècle et qui mêle les "philosophe, les techniciens" aux poètes et romanciers d'anticipation, Jules Verne étant la figure tutélaire de cette sensibilité :
Ce qui,maintenant,me préoccupe le plus,ce n’est pas une étude froide et objective,que je crois pour tant nécessaire ; je ne veux pas faire un musée, encore que j’en reconnaisse la nécessité et l’utilité ; je voudrais surtout éveiller culturellement mes contemporains en ce qui concerne la civilisation technique ou,plutôt,les différents feuillets historiques et les différentes étapes d’une civilisation technique, car j’entends des grossièretés qui me découragent. Particulièrement,l’objet technique est rendu responsable de tout, d’une civilisation sur-technicienne, où il n’y a « pas assez d’âme » ; ou bien la civilisation de consommation est rendue responsable des désastres de nos jours et du désagrément de vivre. Elle n’est pas tellement technicienne, notre civilisation, mais quand elle l’est, elle l’est quelquefois très mal.Il est bien vrai qu’elle a des aspects de civilisation de consommation ; là, je crois, est l’essentiel. Il faudrait faire une histoire du développement des objets techniques,qui serait une histoire par étapes, et voir qu’il y a une espèce de retard de la culture sur la réalité. Autrement dit, il faudrait apporter un tempérament, il faudrait modifier l’idée selon laquelle nous vivons dans une civilisation qui est trop technicienne ; simplement,elle est mal technicienne.Elle est mal technicienne parce que,à chaque époque,il y a une espèce de pression exercée par les utilisateurs pour que les producteurs présentent des objets ayant l’allure et les caractéristiques externes de ceux qui existaient à la génération précédente. On pourrait appeler cela une hystérésis culturelle, une traînée culturelle, ou un retard culturel.
Notons que c'est au cours de cet entretien que l'interviewer apprend au philosophe l'existence de Lafitte, preuve d'un écho certain de son livre, 36 ans après sa parution. Le statut "culte" attribué à l'ouvrage par Ronan Le Roux en 2009 semble indiquer que cet écho a traversé les décennies.
Bonne journée.
Yohann Guffroy et Vincent Bontems retracent la généalogie de la
Réflexions sur la science des machines semble être le seul livre de jacques Lafitte : ni le Sudoc, ni le Catalogue collectif de France n'en mentionnent d'autre. L'auteur n'est pas présenté comme un philosophe, il n'a occupé aucune chaire universitaire. Selon Ronan Le Roux, auteur de "L’impossible constitution d’une théorie générale des machines ?" dans Revue de Synthèse, 2009, consultable sur hal.archives-ouvertes.fr, c'est presque par hasard que son livre a pénétré les sphères philosophiques, alors qu'il avait été écrit pour des techniciens :
Hormis qu’il était « ajusteur, dessinateur, ingénieur, architecte », on sait bien peu de choses de Jacques Lafitte (1884-1966). Le petit livre Réflexions sur la science des machines, qu’il a publié en 1932, est en revanche devenu un livre culte pour tous ceux qui s’intéressent à la pensée technique. Ces Réflexions rassemblent des idées dont il situe la naissance, qu’il attribue à l’insatisfaction procurée par les classifications techniques existantes, en 1905. Il mentionne une première présentation en 1911 devant des « techniciens », à l’absence de préoccupations théoriques desquels il attribue l’impact médiocre de sa recherche de public et de collaborateurs. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, vingt ans plus tard, il publie son essai dans une revue d’intellectuels (démocrates chrétiens), les Cahiers de la nouvelle journée.
La démarche de Lafitte a une dimension généalogique certaine :
Il baptise mécanologie la science des machines telle qu’il l’envisage, et en situe la place dans un tableau des connaissances existantes concernées qu’il ordonne de la sorte : 1) l’art de la construction, qui précède toute science et se compose de savoir-faire spécialisés ; 2) la mécanographie, « science descriptive » qui regroupe en fait toute l’érudition historique, ethnographique constituant le matériau préliminaire, « l’élaboration de techniques descriptives diverses : représentations écrites, représentations graphiques des formes et des fonctionnements, représentations symboliques, etc. », ainsi que des « recherches classificatrices et de nomenclature » ; 3) la mécanologie, qui recherche des lois et des causes, « l’explication des différences observées » entre les machines, plus précisément l’« étude des différences observées dans les formes, les structures, les fonctionnements, l’organisation générale, explication de la genèse de chaque type ». Lafitte écrit que, historiquement, ces trois grandes disciplines sont apparues dans cet ordre, et épistémologiquement, se nourrissent chacune des résultats de la précédente
Les origines composites de cette pensée, non limitées à la tradition philosophique, sont encore relevées par Gilbert Simondon. Dans un entretien accordé en 1968 à Jean Le Moyne, à l'instigation du Ministère de l'éducation du Québec et disponible sur YouTube (transcription sur monoskop.org), Simondon replace la mécanologie dans une histoire remontant bien avant le XXè siècle et qui mêle les "philosophe, les techniciens" aux poètes et romanciers d'anticipation, Jules Verne étant la figure tutélaire de cette sensibilité :
Ce qui,maintenant,me préoccupe le plus,ce n’est pas une étude froide et objective,que je crois pour tant nécessaire ; je ne veux pas faire un musée, encore que j’en reconnaisse la nécessité et l’utilité ; je voudrais surtout éveiller culturellement mes contemporains en ce qui concerne la civilisation technique ou,plutôt,les différents feuillets historiques et les différentes étapes d’une civilisation technique, car j’entends des grossièretés qui me découragent. Particulièrement,l’objet technique est rendu responsable de tout, d’une civilisation sur-technicienne, où il n’y a « pas assez d’âme » ; ou bien la civilisation de consommation est rendue responsable des désastres de nos jours et du désagrément de vivre. Elle n’est pas tellement technicienne, notre civilisation, mais quand elle l’est, elle l’est quelquefois très mal.Il est bien vrai qu’elle a des aspects de civilisation de consommation ; là, je crois, est l’essentiel. Il faudrait faire une histoire du développement des objets techniques,qui serait une histoire par étapes, et voir qu’il y a une espèce de retard de la culture sur la réalité. Autrement dit, il faudrait apporter un tempérament, il faudrait modifier l’idée selon laquelle nous vivons dans une civilisation qui est trop technicienne ; simplement,elle est mal technicienne.Elle est mal technicienne parce que,à chaque époque,il y a une espèce de pression exercée par les utilisateurs pour que les producteurs présentent des objets ayant l’allure et les caractéristiques externes de ceux qui existaient à la génération précédente. On pourrait appeler cela une hystérésis culturelle, une traînée culturelle, ou un retard culturel.
Notons que c'est au cours de cet entretien que l'interviewer apprend au philosophe l'existence de Lafitte, preuve d'un écho certain de son livre, 36 ans après sa parution. Le statut "culte" attribué à l'ouvrage par Ronan Le Roux en 2009 semble indiquer que cet écho a traversé les décennies.
Bonne journée.
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