1942. Mourir de faim (dans un hôpital psychiatrique)
Question d'origine :
Bonjour, Je suis tombé sur la notice biographique de l’étonnante peintre Séverine Louis (dite Séverine de Senlis). A propos de son décès, on lit ceci : comme Camille Claudel, sa contemporaine exacte, Séraphine Louis meurt de faim dans un hôpital psychiatrique. Atteinte d'un cancer du sein et dans la misère la plus totale, elle s'éteint le 11 décembre 1942 dans l'annexe de l'hôpital à Villers-sous-Erquery, dans les dures conditions des asiles sous l'Occupation allemande et dans l'indifférence générale. Son dossier médical conservé à l'hôpital de Senlis porte la mention « cueille de l'herbe pour manger la nuit ; mange des détritus » (Wikipédia). Entendu, 1942 fut une année difficile : mes parents en parlaient à l’occasion en soulignant qu’il leur était souvent arrivé d’avoir faim. Mais de là à littéralement mourir de faim… La situation de l’époque dans les hôpitaux psychiatriques est-elle documentée ? Les pénuries ont-elles mené à des famines généralisées sur l’ensemble du territoire pour les internés. Et si oui, pour quelle(s) raison(s). Les autorités ont-elles été alertées ? Quelqu’un s’est-il soucié de ce problème ? Quelle surmortalité y a-t-il eu dans les hôpitaux psychiatriques du fait de cette famine. Les personnels des hôpitaux partageaient-il le sort de leurs patients ? Etc.
Réponse du Guichet
Ce sujet tragique est relativement bien documenté. Il fait par ailleurs l’objet depuis les années 70 d’une controverse scientifique et médiatique, nous y reviendrons.
Le travail de l’historienne Isabelle von Bueltzingsloewen, qui a dirigé dès 2000 une équipe de spécialistes afin d’instruire ce dossier complexe, nous livre de précieuses informations. Nous nous appuierons donc beaucoup sur ses recherches. Dans son ouvrage de référence L’hécatombe des fous, publié en 2007, elle expose sa démarche. Elle a structuré son « analyse autour d’une interrogation […] ouverte : comment, dans le contexte de l’Occupation, des milliers d’aliénés internés ont-ils pu mourir de faim dans les hôpitaux psychiatriques français ? ».
Malgré des difficultés méthodologiques de comptage, elle établit qu’
Dans un autre ouvrage qu’elle dirige, « Morts d’inanition », famine et exclusion en France sous l’Occupation, elle s’arrête sur deux facteurs qui peuvent expliquer les différences de destins entre les hôpitaux psychiatriques français : « Tout d’abord la taille de l’établissement : nul doute qu’en ces temps de restrictions alimentaires, la moindre importance du nombre de malades à nourrir a permis de mettre en œuvre des stratégies de lutte contre la famine inenvisageables à l’échelle d’hôpitaux beaucoup plus peuplés tels que l’hôpital du Vinatier ou celui de Clermont-d’Oise qui héberge près de 5 000 internés à la veille de la guerre. De toute évidence, le statut des établissements a également joué un rôle décisif. La surmortalité a en effet été moindre dans les asiles privés faisant fonction d’asile public, tenus par des ordres religieux ou des congrégations, que dans les hôpitaux psychiatriques publics ».
L’historienne en repère quatre principales :
- Le ravitaillement : « Parmi les facteurs qui expliquent le déclenchement précoce de la famine dans les hôpitaux psychiatriques figurent les immenses difficultés d’approvisionnement des collectivités […]. Du fait de la mobilisation [dès 1939], les marchandises et les camions de certains fournisseurs sont en effet réquisitionnés par l’intendance militaire qui a d’énormes besoins ».
- Le rationnement : « Le rationnement des denrées alimentaires, progressivement mis en place à partir de l’été 1940 […] permet de faciliter le ravitaillement des hôpitaux psychiatriques pour certains produits. Mais, paradoxalement, il contribue aussi à l’installation progressive de la famine ». Isabelle von Bueltzingsloewen cite à l’appui le témoignage issu de la thèse de médecine de Maurice Bachet. Evoquant la situation de la Maison nationale de Charenton pendant la Guerre, on peut y lire : « La modification eut lieu en juillet 1940. Elle fut rapide, brusque. Au mois d’août 1940, le régime était presque aussi déficient qu’aux périodes les plus graves de 1941. […] Le pain […] est réduit à 300 gr par jour. Les matières grasses sont réduites à 5 à 7 g par jour. Au lieu de trois plats quotidiens abondants d’aliments d’origine animale, les malades ne reçoivent en moyenne chaque jour que 20 à 30 g. de viande ».
On peut au sujet du rationnement ajouter la remarque de l’historien Henri Rousso dans son article pour le n°21 de la revue Vingtième Siècle : « les hôpitaux psychiatriques de l’époque ne reçurent pas les mêmes suppléments de rations que les hôpitaux généraux, entrainant une sous-alimentation sévère et expliquant la surmortalité de la période de l’Occupation ».
- « La difficile adaptation des exploitations agricoles » : bien que possédant très souvent des jardins agricoles et des fermes, notamment en vue de socialiser les « aliénés » par le travail, les hôpitaux psychiatriques ne peuvent compter sur ces ressources pour assurer une autosubsistance. D’autant que « comme toutes les exploitations agricoles, les fermes des hôpitaux psychiatriques sont en effet soumises, pour les denrées rationnées, aux prélèvements imposés par le Ravitaillement général […]. Les hôpitaux psychiatriques ont continué à vendre leur production alors que les malades mourraient de faim ».
- Le détournement par le personnel de la nourriture destinée aux malades, pratique appelée « coulage ». L’historienne précise à ce propos : « Certes, le coulage […] a toujours existé dans les hôpitaux psychiatriques, mais on peut faire l’hypothèse qu’il s’est considérablement amplifié sous l’effet des restrictions alors même que ses conséquences devenaient infiniment délétères ».
Nous pourrions citer quasi in extenso L’Hécatombe des fous tant il s’avère riche sur la question. Nous ne saurions trop vous conseiller de le consulter plus avant si vous en avez la possibilité.
Elle y fait également le point sur les
Tous ont conscience de la situation catastrophique sur le plan nutritionnel. Certains, plus que d’autres, auraient par ailleurs exercé une pression sur les « autorités de tutelle et sur les services du ravitaillement général » à coups de courriers et autres rapports détaillant l’état déplorable de l’hygiène et de l’alimentation des patients.
Les médecins-aliénistes comme on les appelait alors vont également entreprendre durant la guerre des actions collectives. Ils intercèdent « eux-mêmes en faveur de leurs malades auprès des autorités centrales ». D’aucuns estimeront après coup bien timorés les efforts de la part des aliénistes pour aider leur internés. Elisabeth von Bueltzingsloewen nuance ce jugement : « Est-il dès lors légitime de stigmatiser le manque de courage et d’ambition dont ont fait preuve les aliénistes […] ? Ne faut-il pas plutôt considérer […] que la stratégie minimaliste […] en dépit de conditions défavorables s’est avérée payante ? C’est ce que donne en tout cas penser la décision prise par le ministre du Ravitaillement […] d’allouer des suppléments de ration aux aliénés internes » dès l’automne 1942.
Elle décrit à ce propos la circulaire en date du 4 décembre 1942, en provenance du secrétariat d’Etat à la Famille et à la Santé qui « accorde des suppléments de denrées contingentées aux aliénés internés dans les hôpitaux psychiatriques ».
Venons-en pour finir à
L’ouvrage par lequel le scandale est arrivé est celui du psychiatre Max Lafont dont le titre résume assez bien la position : L’extermination douce. La cause des fous. 40 000 malades mentaux morts de faim dans les hôpitaux sous Vichy. dont la première édition date de 1987. Si Max Lafont ne va pas jusqu’à parler de meurtre de masse volontaire et programmé, il maintient l’ambiguïté : « est-on absolument sûr que, dans la France de 1940 ; cette idéologie n’a pas eu un rôle souterrain si l’on en juge par la négligence coupable des Pouvoirs Publics du Régime de Vichy ».
D’autres, comme Patrice Lemoine dans un roman bien médiatisé, Droit d’asiles, relanceront la polémique dans les années 90, en la radicalisant. Pour lui, il y a une véritable continuité entre le projet eugéniste des nazis, programmant sciemment la mort des « fous », et ce qui s’est passé dans les hôpitaux psychiatriques français durant la guerre.
Laissons le dernier mot à l’historienne sur ce sujet : « les aliénés morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français n’ont pas été victimes d’un génocide. Certes, entre 1940 et 1944, nombre d’asiles se sont transformés en véritables mouroirs. Mais la famine qui a décimé les internés ne relève pas d’un crime. Elle n’a pas été voulue, et encore moins planifiée. Ni par les autorités allemandes ou françaises ni par les psychiatres ». La circulaire du 4 décembre 1942 « infirme la thèse selon laquelle les aliénés internés auraient été abandonnés à la mort par les pouvoirs publics, qui auraient profité de circonstances “favorables” pour se débarrasser d’êtres “inférieurs” qu’ils considéraient comme un fardeau ». (L’Hécatombe des fous, 2007, pp. 398-399).
Cette page tragique de l’histoire française a donné lieu à deux films documentaires :
L’hécatombe des fous, d’Elise Rouard, 2017. Le magazine Télérama en a fait une recension mitigée consultable en ligne
La faim des fous, de Franck Seuret, paru en 2018. Ici le documentariste choisit comme fil rouge la quête de la petite fille d’une internée durant la guerre - Hélène Guerrier - pour essayer de comprendre ce drame de notre histoire.
Enfin, tout récemment, L’émission Le Temps de l’histoire sur France Culture a consacré quatre épisodes à l’histoire du handicap dont l’un spécifiquement à cette question. Parmi les invités, l’inévitable Elisabeth von Bueltzingsloewen.
Bonnes lectures !
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