Question d'origine :
Bonjour, Dans le Gai Savoir, Nietzsche parle plusieurs fois de 7 solitudes (aphorismes 285 et 309). A quoi cela renvoie-t-il?
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 19/01/2021 à 15h15
Bonjour,
Vous vous interrogez sur les « sept solitudes » mentionnées dans Le Gai Savoir :
« 285. Excelsior!
« Tu ne prieras plus jamais, tu n'adoreras plus jamais, plus jamais tu ne te reposeras en une confiance illimitée - tu te refuseras à t'arrêter devant une dernière sagesse, une dernière bonté et une dernière puissance, et à déharnacher tes pensées - tu n'auras pas de gardien et d'ami de toute heure pour tessept solitudes - tu vivras sans avoir une échappée sur cette montagne qui porte de la neige sur son sommet et des flammes dans son cœur - il n'y aura plus pour toi de rémunérateur, de correcteur de dernière main, - il n'y aura plus de raison dans ce qui se passe, plus d'amour dans ce qui t'arrivera - ton cœur n'aura plus d'asile, où il ne trouve que le repos, sans avoir rien à chercher. Tu te défendras contre une paix dernière, tu voudras l'éternel retour de la guerre et de la paix : - homme du renoncement, voudras-tu renoncer à tout cela? Qui t'en donnera la force? Personne encore n'a jamais eu cette force! » - Il existe un lac qui un jour se refusa à s'écouler, et qui projeta une digue à l'endroit où jusque-là il s'écoulait : depuis lors le niveau de ce lac s'élève toujours davantage. Peut-être ce renoncement nous prêtera-t-il justement la force qui nous permettra de supporter le renoncement même; peut-être l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s'écoulera plus dans le sein d'un Dieu. […]
309. De laseptième solitude .
Un jour, le voyageur ferma une porte derrière lui, s'arrêta et se mit à pleurer. Puis il dit : « Ce penchant au vrai, à la réalité, au non-apparent, à la certitude! combien je lui en veux! Pourquoi cette force agissante sombre et passionnée, me suit-elle, moi en particulier? Je voudrais me reposer, mais elle ne le permet pas. Combien y a-t-il de choses qui me persuadent de demeurer! Il y a partout pour moi des jardins d'Armide : et pour cela aussi toujours de nouveaux déchirements et de nouvelles amertumes du cœur! Il faut que je pose mon pied plus loin, ce pied fatigué et blessé : et, puisqu'il le faut, j'ai souvent, sur les plus belles choses qui ne surent pas me retenir, les retours les plus féroces, puisqu'elles, ne surent pas me retenir ! » »
Nous trouvons dans Google Books un extrait de la thèse de Jacques-Edouard Meyer, Le Jugement esthétique comme connaissance de soi chez Friedrich Nietzsche, qui propose une interprétation de ces « sept solitudes » :
« Ainsi Nietzsche-Zarathoustra passe-t-il par sept solitudes avant de rencontrer la Justice et sa révélation. Pourquoi sept solitudes ? Le nombre sept a un caractère sacré d’indivisibilité. Pour Nietzsche la septième solitude est aussi la dernière ( Cf . Dithyr . de Dionysos : Le fanal ). C'est d'elle que naîtra en effet l'Eternel Retour (Cf. VIII3 16(71)). Nietzsche parle d’ailleurs déjà du « Cercle et des anneaux de la redoutable déesse solitude » dans la préface d’H.T.H §3). »
Voici également un passage de l’essai de Stefan Zweig sur Nietzsche :
« La septième solitude
Un grand homme est poussé, pressé, martyrisé, jusqu’à ce qu’il se replie dans sa solitude.
« O solitude, solitude, mon pays », tel est le chant mélancolique qui sort du monde glaciaire du silence. Zarathoustra compose son chant du soir, son chant qui précède la dernière nuit, son chant de l’éternel retour. Car la solitude n’a-t-elle pas toujours été l’unique demeure du voyageur, son glacial foyer, son toit de pierre ? Il s’est trouvé dans des villes innombrables, il a accompli d’infinis voyages spirituels ; souvent il a essayé de lui échapper en se rendant dans un autre pays ; sans cesse il revient vers elle, blessé, épuisé, désillusionné, vers sa « patrie, la solitude ».
Mais tandis qu’elle a toujours voyagé avec lui, l’homme des métamorphoses, elle s’est elle-même métamorphosée et, lorsqu’il regarde son visage, il en est tout effrayé. Car elle est devenue si semblable à lui, au cours de cette longue fréquentation ! Elle est devenue plus dure, plus cruelle, plus violente, tout comme lui-même ; elle a appris à faire souffrir et à grandir dans le péril. Et, s’il l’appelle encore tendrement sa vieille, sa chère et familière solitude, il y a longtemps que ce nom ne lui convient plus : elle est devenue isolement complet, dernière et septième solitude ; cela, ce n’est plus être seul, c’est être complètement abandonné. Autour du Nietzsche de la dernière époque s’est fait un vide terrible, un silence effrayant : aucun ermite, aucun anachorète du désert, aucun stylite n’a été aussi abandonné ; car tous ces fanatiques de leur foi ont encore leur Dieu, dont l’ombre habite dans leur cabane et tombe du haut de leur colonne. Mais lui, « le meurtrier de Dieu », n’a plus auprès de lui ni Dieu, ni homme ; plus il se rapproche de son moi, plus il s’éloigne du monde ; plus son voyage s’étend, plus « le désert s’élargit autour de lui ». D’habitude les livres les plus solitaires voient s’accroître lentement et silencieusement la puissance magnétique qu’ils exercent sur les hommes : par une force obscure ils attirent un cercle toujours plus nombreux de gens dans l’orbite de leur présence encore invisible ; mais l’œuvre de Nietzsche exerce une action répulsive ; elle écarte de lui de plus en plus tous ses amis et l’isole avec toujours plus de violence du présent. Chaque nouveau livre lui coûte un ami, chaque ouvrage une relation. Peu à peu le dernier et faible brin d’intérêt qui s’attachait à ses actes s’est gelé : d’abord il a perdu les philologues, puis Wagner et son cercle spirituel et enfin ses compagnons de jeunesse. Il ne trouve plus d’éditeur en Allemagne ; la production de ses vingt années, accumulée sans ordre dans une cave, pèse soixante-quatre quintaux ; il est obligé de recourir à son propre argent, celui qu’il a difficilement épargné ou celui qu’on lui a donné, pour continuer à faire paraître ses livres. Non seulement personne ne les achète, mais même lorsqu’il les donnes, Nietzsche, à la fin, n’a plus de lecteurs. De la quatrième partie de Zarathoustra, imprimée à ses frais, il ne fait tirer que quarante exemplaires et il ne voit, parmi les soixante-dix millions d’habitants de l’Allemagne, que sept personnes à qui il puisse l’envoyer, tellement Nietzsche, à l’apogée de son œuvre, est devenu étranger, inaccessiblement étranger à son époque. Personne ne lui accorde une miette de crédit, ne lui sait le moindre gré : au contraire, pour ne pas perdre le dernier de ses amis de jeunesse, Overbeck, il doit s’excuser d’écrire des livres et se les faire pardonner. […]
Ce silence transforme en enfer la dernière, la septième solitude de Nietzsche : il se brise le cerveau contre son mur métallique. « Après un appel comme était mon Zarathoustra, issu du plus intime de l’âme, ne pas entendre un seul mot de réponse, rien, rien, toujours exclusivement la solitude muette, désormais mille fois plus pénible, il y a là quelque chose qui dépasse toutes les horreurs et le plus fort peut en périr », gémit-il un jour, tout en ajoutant : « Et je ne suis pas le plus fort. Il me semble parfois que je suis blessé à mort. » Mais ce n’est pas des applaudissements, des approbations, de la gloire, qu’il demande ; au contraire, rien ne serait plus agréable à son tempérament belliqueux que la colère, l’indignation, le mépris et même la raillerie (« dans l’état de quelqu’un qui est comme un arc tendu à se briser, tout sentiment passionné fait du bien, pourvu qu’il soit violent ») […]. Mais même ses amis laissent anxieusement de côté la réponse attendue et, dans leurs lettres, évitent toute opinion, comme quelque chose de pénible. [...]
Et voici que cette fièvre, après avoir couvé sourdement, se donne carrière. Si l’on examine de près les écrits et les lettres des dernières années de Nietzsche, l’on y devine un battement précipité du sang comme sous une formidable pression de l’air raréfié […]. Un accès d’impatience nerveuse se produit dans l’attitude patiente et calme de Nietzsche : « Le long silence a exaspéré ma fierté. » Il veut, il exige maintenant une réponse à tout prix. Il harcèle l’imprimeur de lettres et de dépêches pour que l’impression soit accélérée au plus vite, comme si un retard pouvait avoir quelque importance. Il n’attend plus, conformément à son projet, que La Volonté de puissance, son principal ouvrage, soit achevé, mais il en détache impatiemment des fragments et il les lance, comme des torches enflammées, au milieu de son époque. […]Lui, qui était indifférent, se met, dans son orgueil « exaspéré », à provoquer son temps, pour qu’enfin il réagisse à son égard et pousse un cri de rage. Et, pour le défier encore davantage, il raconte sa vie dans Ecce Homo, avec un cynisme qui entrera dans l’histoire universelle. »
Nous n’avons pas pu consulter Nietzsche et la solitude ou Nietzsche, poète de la solitude de Herbert Roeschl, qui ne font pas partie de notre fonds mais vous permettraient peut-être de creuser davantage.
Bonne journée.
Vous vous interrogez sur les « sept solitudes » mentionnées dans Le Gai Savoir :
« 285. Excelsior!
« Tu ne prieras plus jamais, tu n'adoreras plus jamais, plus jamais tu ne te reposeras en une confiance illimitée - tu te refuseras à t'arrêter devant une dernière sagesse, une dernière bonté et une dernière puissance, et à déharnacher tes pensées - tu n'auras pas de gardien et d'ami de toute heure pour tes
309. De la
Un jour, le voyageur ferma une porte derrière lui, s'arrêta et se mit à pleurer. Puis il dit : « Ce penchant au vrai, à la réalité, au non-apparent, à la certitude! combien je lui en veux! Pourquoi cette force agissante sombre et passionnée, me suit-elle, moi en particulier? Je voudrais me reposer, mais elle ne le permet pas. Combien y a-t-il de choses qui me persuadent de demeurer! Il y a partout pour moi des jardins d'Armide : et pour cela aussi toujours de nouveaux déchirements et de nouvelles amertumes du cœur! Il faut que je pose mon pied plus loin, ce pied fatigué et blessé : et, puisqu'il le faut, j'ai souvent, sur les plus belles choses qui ne surent pas me retenir, les retours les plus féroces, puisqu'elles, ne surent pas me retenir ! » »
Nous trouvons dans Google Books un extrait de la thèse de Jacques-Edouard Meyer, Le Jugement esthétique comme connaissance de soi chez Friedrich Nietzsche, qui propose une interprétation de ces « sept solitudes » :
« Ainsi Nietzsche-Zarathoustra passe-t-il par sept solitudes avant de rencontrer la Justice et sa révélation. Pourquoi sept solitudes ? Le nombre sept a un caractère sacré d’indivisibilité. Pour Nietzsche la septième solitude est aussi la dernière ( Cf . Dithyr . de Dionysos : Le fanal ). C'est d'elle que naîtra en effet l'Eternel Retour (Cf. VIII3 16(71)). Nietzsche parle d’ailleurs déjà du « Cercle et des anneaux de la redoutable déesse solitude » dans la préface d’H.T.H §3). »
Voici également un passage de l’essai de Stefan Zweig sur Nietzsche :
« La septième solitude
Un grand homme est poussé, pressé, martyrisé, jusqu’à ce qu’il se replie dans sa solitude.
« O solitude, solitude, mon pays », tel est le chant mélancolique qui sort du monde glaciaire du silence. Zarathoustra compose son chant du soir, son chant qui précède la dernière nuit, son chant de l’éternel retour. Car la solitude n’a-t-elle pas toujours été l’unique demeure du voyageur, son glacial foyer, son toit de pierre ? Il s’est trouvé dans des villes innombrables, il a accompli d’infinis voyages spirituels ; souvent il a essayé de lui échapper en se rendant dans un autre pays ; sans cesse il revient vers elle, blessé, épuisé, désillusionné, vers sa « patrie, la solitude ».
Mais tandis qu’elle a toujours voyagé avec lui, l’homme des métamorphoses, elle s’est elle-même métamorphosée et, lorsqu’il regarde son visage, il en est tout effrayé. Car elle est devenue si semblable à lui, au cours de cette longue fréquentation ! Elle est devenue plus dure, plus cruelle, plus violente, tout comme lui-même ; elle a appris à faire souffrir et à grandir dans le péril. Et, s’il l’appelle encore tendrement sa vieille, sa chère et familière solitude, il y a longtemps que ce nom ne lui convient plus : elle est devenue isolement complet, dernière et septième solitude ; cela, ce n’est plus être seul, c’est être complètement abandonné. Autour du Nietzsche de la dernière époque s’est fait un vide terrible, un silence effrayant : aucun ermite, aucun anachorète du désert, aucun stylite n’a été aussi abandonné ; car tous ces fanatiques de leur foi ont encore leur Dieu, dont l’ombre habite dans leur cabane et tombe du haut de leur colonne. Mais lui, « le meurtrier de Dieu », n’a plus auprès de lui ni Dieu, ni homme ; plus il se rapproche de son moi, plus il s’éloigne du monde ; plus son voyage s’étend, plus « le désert s’élargit autour de lui ». D’habitude les livres les plus solitaires voient s’accroître lentement et silencieusement la puissance magnétique qu’ils exercent sur les hommes : par une force obscure ils attirent un cercle toujours plus nombreux de gens dans l’orbite de leur présence encore invisible ; mais l’œuvre de Nietzsche exerce une action répulsive ; elle écarte de lui de plus en plus tous ses amis et l’isole avec toujours plus de violence du présent. Chaque nouveau livre lui coûte un ami, chaque ouvrage une relation. Peu à peu le dernier et faible brin d’intérêt qui s’attachait à ses actes s’est gelé : d’abord il a perdu les philologues, puis Wagner et son cercle spirituel et enfin ses compagnons de jeunesse. Il ne trouve plus d’éditeur en Allemagne ; la production de ses vingt années, accumulée sans ordre dans une cave, pèse soixante-quatre quintaux ; il est obligé de recourir à son propre argent, celui qu’il a difficilement épargné ou celui qu’on lui a donné, pour continuer à faire paraître ses livres. Non seulement personne ne les achète, mais même lorsqu’il les donnes, Nietzsche, à la fin, n’a plus de lecteurs. De la quatrième partie de Zarathoustra, imprimée à ses frais, il ne fait tirer que quarante exemplaires et il ne voit, parmi les soixante-dix millions d’habitants de l’Allemagne, que sept personnes à qui il puisse l’envoyer, tellement Nietzsche, à l’apogée de son œuvre, est devenu étranger, inaccessiblement étranger à son époque. Personne ne lui accorde une miette de crédit, ne lui sait le moindre gré : au contraire, pour ne pas perdre le dernier de ses amis de jeunesse, Overbeck, il doit s’excuser d’écrire des livres et se les faire pardonner. […]
Ce silence transforme en enfer la dernière, la septième solitude de Nietzsche : il se brise le cerveau contre son mur métallique. « Après un appel comme était mon Zarathoustra, issu du plus intime de l’âme, ne pas entendre un seul mot de réponse, rien, rien, toujours exclusivement la solitude muette, désormais mille fois plus pénible, il y a là quelque chose qui dépasse toutes les horreurs et le plus fort peut en périr », gémit-il un jour, tout en ajoutant : « Et je ne suis pas le plus fort. Il me semble parfois que je suis blessé à mort. » Mais ce n’est pas des applaudissements, des approbations, de la gloire, qu’il demande ; au contraire, rien ne serait plus agréable à son tempérament belliqueux que la colère, l’indignation, le mépris et même la raillerie (« dans l’état de quelqu’un qui est comme un arc tendu à se briser, tout sentiment passionné fait du bien, pourvu qu’il soit violent ») […]. Mais même ses amis laissent anxieusement de côté la réponse attendue et, dans leurs lettres, évitent toute opinion, comme quelque chose de pénible. [...]
Et voici que cette fièvre, après avoir couvé sourdement, se donne carrière. Si l’on examine de près les écrits et les lettres des dernières années de Nietzsche, l’on y devine un battement précipité du sang comme sous une formidable pression de l’air raréfié […]. Un accès d’impatience nerveuse se produit dans l’attitude patiente et calme de Nietzsche : « Le long silence a exaspéré ma fierté. » Il veut, il exige maintenant une réponse à tout prix. Il harcèle l’imprimeur de lettres et de dépêches pour que l’impression soit accélérée au plus vite, comme si un retard pouvait avoir quelque importance. Il n’attend plus, conformément à son projet, que La Volonté de puissance, son principal ouvrage, soit achevé, mais il en détache impatiemment des fragments et il les lance, comme des torches enflammées, au milieu de son époque. […]Lui, qui était indifférent, se met, dans son orgueil « exaspéré », à provoquer son temps, pour qu’enfin il réagisse à son égard et pousse un cri de rage. Et, pour le défier encore davantage, il raconte sa vie dans Ecce Homo, avec un cynisme qui entrera dans l’histoire universelle. »
Nous n’avons pas pu consulter Nietzsche et la solitude ou Nietzsche, poète de la solitude de Herbert Roeschl, qui ne font pas partie de notre fonds mais vous permettraient peut-être de creuser davantage.
Bonne journée.
DANS NOS COLLECTIONS :
Ça pourrait vous intéresser :
Commentaires 0
Connectez-vous pour pouvoir commenter.
Se connecter