Comment définirait-on la nuance/différence entre érudit.e et cultivé.e ?
Question d'origine :
Bonjour la fine équipe ! Comment définirait-on la nuance/différence entre érudit.e et cultivé.e ? Merci
Réponse du Guichet
De sens proche, l'érudition et la culture ne sont pourtant pas à confondre : alors que la première se définit plutôt comme une accumulation de connaissances factuelles, la seconde est de l'ordre d'un processus d'amélioration de soi se plaçant dans une époque et une civilisation donnée.
Bonjour,
Un-e érudit-e et une personne cultivée partagent une soif de connaissance, mais ne l'exercent pas de la même façon.
D'après le CNRTL, le mot érudition, avant de désigner une compétence individuelle, désigne une méthode d'acquisition du savoir, dont on verra l'importance dans la différence érudit-e/cultivé-e :
A.− Pratique d'une méthode consistant à rassembler des documents nombreux et souvent exhaustifs autour d'une recherche. Goût de l'érudition, recherches d'érudition. Que serait-ce si je montrais que la critique littéraire, qui est notre domaine propre, (...) ne peut être sérieuse et profonde que par l'érudition? (Renan, Avenir sc.,1890, p. 292).
− [Avec personnification] :1. L'érudition a pointé ses yeux grossissants sur les moindres points de sa vie [de Beyle], sur ses griffonnages, sur les factures de ses fournisseurs. Valéry, Variété II,1929, p. 80.
B.− P. méton. et parfois péj.
1. [À propos de pers.] Connaissances accumulées par l'emploi de cette méthode. Une immense, prodigieuse, vaste érudition; fausse érudition. Il [Lévy Mas] refit, avec un grand déploiement d'érudition, un exposé de la question (Martin du G., Thib.,Été 14, 1936, p. 491).Je m'étonne que sa grande érudition littéraire lui permette une production si soutenue et si parfaite (Gide, Journal,1895, p. 62):2. À vingt ans j'admirais ce livre [Dorian Gray]. Il était fait pour éblouir de jeunes nigauds comme moi, et tout ce clinquant de style et de fausse érudition m'agrandissait les yeux d'étonnement. Green, Journal,1941, p. 157.− P. ext. Connaissances précises, détaillées des faits particuliers. Bien que peu au fait de la science contemporaine, et plus occupé de culture que d'érudition, j'ai lu dans un petit livre (France, Livre ami,1885, p. 285).
Dans une réponse récente donnée ici, nous avions vu à quel point les sens du mot culture sont divers et problématiques. Un de ces sens, toujours selon le CNRTL, "Ensemble des connaissances qu'on a acquises dans un ou plusieurs domaines", ce qui nous fait penser à la définition d'érudition. Pourtant, le mot, issu du lexique de l'agriculture, semble toujours avoir affaire avec une idée de processus : "effort constant par lequel une personne tend à accroître ses connaissances et à donner leur meilleur emploi à ses facultés".
Une telle définition met l'accent sur l'amélioration continue de soi plutôt que sur les connaissances accumulées. Au contraire, l'érudition, concentrée sur les objets du savoir, peut paraître plus superficielle, d'où l'expression "fausse érudition" vue plus haut.
La culture est également plus incarnée, puisqu'elle porte également en elle l'"Ensemble des valeurs, des références intellectuelles et artistiques communes à un groupe donné".
Vers le XVIIe siècle, cette différence va peu à peu fonder une opposition radicale entre deux domaines de la pensée : la science et la littérature. C'est ce que suggère Marie-Madeleine Fragonard dans son article "littérature d'érudition" dans Universalis (consultable en ligne avec votre abonnement BmL) :
Vers le milieu du xviie siècle une dissociation s'opère au sein des savoirs entre les sciences et les lettres, et au sein des lettres entre les savants et « ceux qui écrivent bien en français », entre ce que nous appelons érudition et ce que nous appelons littérature. Ce clivage, résultat d'un long affrontement entre les tenants d'un courant docte et ceux d'une « science galante », tend à isoler un type d'écriture qui ne peut être compris que par un public très instruit et très restreint. [...] au début du siècle, sciences et poésie allaient encore ensemble (C. Binet, D. Petau) comme l'histoire et le poème héroïque, et la traduction était encore conçue comme la production d'une œuvre personnelle : à la fin, elles s'opposent comme l'esthétique au neutre, la fiction au réel.
Dans un essai sur l'éducation, Montaigne prendra parti, préférant qu'un professeur ait "une tête bien faite" qu'"une tête bien pleine" :
À un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gain (car une fin si abjecte est indigne de la grâce et faveur des muses, et puis elle regarde et dépend d’autrui), ni tant pour les commodités externes que pour les siennes propres et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d’en réussir habile homme qu’homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science [...]
("De l'institution des enfants, Essais, I, 26)
Dans son article "Le dialogue, de l'honnête homme au philosophe" (Littératures classiques, 1996, consultable sur Persée), Áron Kibédi Varga montre comment naît l'honnête homme. Apparu au XVIIe siècle, celui-ci se caractérise par une culture jamais ostentatoire. Rejetant ensemble "le sot, le vulgaire, le pédant" (l'érudit ?), il "est un personnage idéal, dont on ne trouve pas de spécimens parfaits dans la réalité : sa modestie interdit [...] toute érudition tant soit peu voyante [...] ».
Cette sensibilité explique la connotation péjorative que l'érudition traîne parfois comme un fardeau. Il va s'en dire qu'au Guichet, nous estimons toute forme d'appétence pour le savoir !
Bonne journée.