Certaines personnes essaient-elles d'être de bons exemples pour les autres ?
Question d'origine :
Y-a-t-il des gens qui essaient d'etre des bons exemples pour les autres? Les adultes aussi apprennent-ils grâce à des bons exemples, des bons modèles? Est-ce que les gens s'influencent les uns les autres?
Réponse du Guichet

Oui, les gens s'influencent les uns, les autres : c’est par les autres, et grâce à eux, que je deviens celui que je suis. Ces figures d'exemple peuvent être choisies ou socialement construites et imposées pour devenir des figures d'exemplarité à l’œuvre dans la vie sociale, religieuse et politique.
Ces modèles identificatoires choisis ou imposés peuvent être émancipateurs et stimulants, ou parfois toxiques quand ils sont défaillants, liberticides ou aliénants, que l'on pense aux modèles parentaux pour le bébé ou aux personnes réelles ou fictives dont l'exemple influence nos choix et manières d'être, même à l'âge adulte.
Les références ci-dessous, au croisement de l'ethnographie, la psychologie, la sociologie et la philosophie, vous permettront d'approfondir la question de la place qu'occupent les autres dans le processus de construction de l’identité personnelle.
Bonjour,
Vous souhaitez savoir si des adultes essaient d'être de bons modèles pour les autres, si nous apprenons grâce à des modèles et si plus généralement les gens s'influencent les uns les autres. Vos interrogations amènent à réfléchir à la place qu'occupent les autres dans le processus de construction de l’identité personnelle.
En psychanalyse, le processus d'identification à un modèle, par lequel un sujet assimile un attribut d'un autre sujet et se transforme sur le modèle de celui-ci, est essentiel car il participe à la formation de la personnalité de l'être humain. Nous vous conseillons de lire à ce sujet : Les identifications selon la psychanalyse de Didier Anzieu. Dans l'article de revue suivant, Sylvain Missonnier souligne le caractère souvent réciproque du processus d'identification à un modèle : le sujet ramène à lui des attributs de l'autre sujet mais peut également identifier sa personne propre à un autre.
On définit classiquement l’identification comme un « processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifications » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, 1967).
C’est le sens centripète le plus fréquent : le sujet capte à l’extérieur sur un autre et ramène à lui, c’est de l’import. Mais il y a aussi un sens possiblement centrifuge : le sujet identifie sa personne propre à un autre, c’est de l’export. Mais observons, sans attendre en nous fiant à notre expérience quotidienne et clinique, que le plus fréquent, c’est l’import-export simultané : le réciproque.
Source : Identifications, projections et identifications projectives dans les liens précoces. La partition prénatale. Le Divan familial, 22(1), 15-31 /Missonnier, S. (2009
Pour le philosophe contemporain Charles Pépin : “La rencontre est ce qui me change par la confrontation avec une altérité” :
L’écrivain et professeur de philosophie vient de faire paraître l’enthousiasmant La Rencontre. Une philosophie (Allary, 2021), un éloge de la rencontre en tant qu’espace de la « vraie vie ». « Le réel, c’est quand on se cogne », disait Lacan. Nul doute que sur ce plan, Charles Pépin abonderait dans son sens. [...]
C’est cela la rencontre : c’est ce qui me met hors de moi, c’est ce qui me fait progresser dans la connaissance de moi par la rencontre avec ce qui ne l’est pas. Au cœur de mon livre, il y a l’étonnement philosophique devant une énigme : nous sommes les seuls vivants, si l’on nous compare aux animaux même les plus évolués, aux végétaux, et même à Dieu s’il existe, à devoir sortir de nous-mêmes pour devenir nous-mêmes. Comment se fait-il que cette vie-là, la nôtre à chacun, soit à ce point dépendante d’autres vies pour exister ? [...]
Autres signes : la rencontre m’engage (je me sens responsable de l’autre et lui suis redevable), et elle relance ma vie. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de rencontres qui sauvent réellement la vie (Boris Cyrulnik, par exemple, a raconté comment son oncle Émile a été pour lui le « tuteur de résilience » décisif) mais cela explique aussi pourquoi nous ressentons souvent nos grandes rencontres comme des renaissances.
Pour répondre à votre première interrogation, nous pouvons faire la distinction entre la figure d'exemple choisie et la figure d'exemplarité socialement construite, parfois imposée. Nassim El Kabli étudie ces deux notions dans son ouvrage : Soi-même par un autre : Figures d’exemplarité, figures d’exemple (2021).
Une réflexion philosophique sur le geste mimétique. L'auteur explique que par cette action, un individu ne devient pas identique à son modèle mais se rapproche plutôt de ce qu'il a de meilleur en lui-même. Que la référence soit choisie personnellement ou imposée par la société, elle montre l'influence de l'extérieur sur la construction du moi. ©Electre 2021
Les figures d'exemplarités socialement et historiquement construites sont à l’œuvre dans les champs religieux et politique :
Le concept d’« exemplarité » a une origine morale, qui renvoie à la capacité, généralement exigeante, à être cité en modèle à suivre, en raison de sa conduite édifiante, si l’on se tient à la définition du Larousse. Historiquement, elle est (déjà) exigée concernant les monarques de l’Ancien Régime, qui se devaient, vis-à-vis de leurs sujets, de suivre scrupuleusement la praxis religieuse. Si l’impératif de publicisation de l’exemplarité perdure pour nos gouvernants contemporains, la visibilité est néanmoins plus large que celle des monarques de l’Ancien Régime.
Source : Devoir d’exemplarité : détricoter les cols roulés des politiques (The Conversation, 20 octobre 2022)
Vous pouvez lire à ce sujet :
Qu'est-ce que l'exemplarité en politique ? (France culture, mardi 16 janvier 2024)
Exemplarité et démocratie. Réflexions à partir du cas des institutions athéniennes. Revue française de droit constitutionnel, 126(2), 3-29 (2021)
Le devoir d’exemplarité, une exigence politique aux contours flous (Le Monde, 1er septembre 2023)
Le philosophe des lumières, Jean-Jacques Rousseau, a réfléchi à la place de l'exemplarité sur le plan pédagogique, comme l'analyse dans sa thèse, Nassim El Kabli :
L’imitation occupe une place singulière dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Plus exactement, sa singularité tient précisément au fait qu’elle n’occupe pas une place, mais plusieurs. Si l’imitation fait l’objet d’une condamnation morale, Rousseau n’en rejette pas complètement l’usage aussi bien sur le plan pédagogique (l’éducation du jeune Émile) que sur le plan esthétique et artistique où l’imitation va être repensée à nouveau frais, en particulier dans la pratique du dessin et dans la musique.
Source : « Faire imiter » : le problème de l’imitation chez Jean-Jacques Rousseau / Nassim El Kabli
L'exemplarité dans le monde de l'entreprise est étudiée par P. Boffa-Comby dans son article : L'exemplarité aux sources du leadership. L'Expansion Management Review, 144(1), 90-95, 2012 :
« L’éthique du dirigeant, par définition, c’est l’exemplarité, conclut Philippe Crouzet, président du directoire de Vallourec. Car si le dirigeant manque à l’exemplarité, le reste fiche le camp et l’entreprise part à la dérive. […] L’honnêteté, la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, entre les intentions affichées et les intentions réelles, la cohérence sur ses propres motivations, c’est fondamental. C’est à la fois évident et très exigeant. »
Vous pouvez lire à ce sujet également : Comment être un dirigeant exemplaire ? (Philosophie magazine, le 15 février 2022)
Le philosophe contemporain Charles Pépin donne un éclairage conceptuel à la notion d'exemplarité, qu'il distingue de l'imitation :
D’abord, il faut relever une confusion complète dans l’usage de ce terme, chez les politiques, dans les médias et dans le langage courant. Car si l’on suit la définition philosophique que Kant ou Nietzsche en proposent, par exemple, il n’est jamais question d’un « bon exemple » à imiter. Au contraire un modèle est exemplaire et inspirant précisément parce qu’il est inimitable. L’exemplarité est la caractéristique de celui qui inspire de bonnes actions mais elle échappe à l’imitation. Chez Kant ou Nietzsche, l’exemplarité est toujours un pont tendu d’une singularité à une autre. Ainsi, l’exemplarité d’Alexandre le Grand pour Napoléon repose justement sur le fait qu’en admirant la singularité inimitable du premier, le second se sentira pousser des ailes pour essayer d’atteindre l’inatteignable.
Source : Charles Pépin : “Un modèle est exemplaire et inspirant parce qu’il est inimitable” (21 février 2017)
La littérature et l’art regorgent de récits d’actions héroïques qui produisent des effets d’identification et contribuent à notre développement moral et psychique. En s’identifiant au héros, l’homme ordinaire ne prétend pas forcément reproduire son action, mais en épouser l’état d’esprit : face à de tels exemples, il se demande ce qu’il ferait en telle ou telle occasion, il s’agit bien d’homoiôsis, une notion développée par le philosophe Nassim El Kabli :
L’intérêt de l’analyse de Nassim El Kabli est de faire toute sa place à une figure singulière de l’imitation, l’homoiôsis. Dans certains cas, le modèle choisi peut être indépassable : la relation d’exemple relève alors moins d’une logique mimétique que d’une homoiôsis. Ce terme grec qui signifie littéralement image, similitude a donné lieu à une réflexion dans la philosophie de Platon (Lois, 716c), prolongée dans le néoplatonisme, jusqu’à Marsile Ficin, sur la nécessité de se rendre semblable à Dieu (homoiôsis theô) autant que possible, car c’est lui qui est la mesure de toutes choses et non l’homme, comme le soutient Protagoras.
Source : Prendre modèle. À propos de : Nassim El Kabli, Soi-même par un autre (La vie des idées, 7 juillet 2022)
Le recours à une ou plusieurs figures d’exemple permet au sujet une nouvelle naissance, car, en se donnant un modèle autre que le modèle parental, on s’abstrait d’un entre-soi dans lequel les déterminismes prospèrent. Mais l'exemplarité peut également être liberticide (comme les systèmes de notation sociale chinois qui sanctionnent les mauvais comportements), voire aliénante et toxique, comme l'explique la journaliste Émilie Gilmer, dans un article du Point du 03 juin 2024, Pourquoi les enfants ont-ils besoin de modèles ?
Pour certains, c’est un professeur, un cousin ou un personnage de fiction. Pour d’autres, c’est Thomas Pesquet, Angèle ou Kylian Mbappé. Au-delà des parents, les enfants ont besoin de figures de référence pour bâtir leur identité et s’autonomiser. C'est ainsi en « piochant » ici et là des attitudes, des valeurs, des traits de caractère qui nous semblent utiles ou attrayants que nous pouvons devenir nous-mêmes.
Stimulant, donc, sauf quand l'identification devient… dévorante. À l'adolescence, notamment. « Le risque de s'identifier à quelqu'un d'exceptionnel est d'être déçu et de ne pas réussir à se projeter ailleurs, remarque Catherine Jousselme. C'est pourquoi il faut veiller à ce qu'un enfant multiplie les modèles et se ménage des plans B : “OK, tu aimerais devenir footballeur comme untel mais garde en tête ton projet dans les sciences car ça peut être aussi une belle aventure !” »
Autre dérive possible, le modèle qui vire à l'obsession… « On peut être fan d'une star quelconque, mais à condition de garder un minimum de distance, poursuit l'experte. Lorsqu'un ado souhaite ressembler à son modèle en tout point et à tout prix, on n'est plus dans un mécanisme d'identification vertueux mais dans une imitation massive qui révèle une difficulté à être soi-même. »
Sans compter les modèles qui n'en sont pas… « À l'adolescence, l'identification s'oriente souvent vers le groupe de pairs, indique Dana Castro. Or, quand un enfant commence à vouloir ressembler au caïd de la bande qui flirte avec la délinquance, mieux vaut réagir et attirer son attention sur le fait que ce “modèle” risque de créer du désordre et de la souffrance. »
Source : Pourquoi les enfants ont-ils besoin de modèles ? / Émilie Gilmer, dans un article du Point du 03 juin 2024
Charles Pépin met aussi en garde contre les mauvaises rencontres dans Philosophie magazine :
Une rencontre peut me changer pour le pire comme pour le meilleur. C’est le risque, mais s’il n’y avait pas de risque, il n’y aurait pas de rencontre du tout ! Le meilleur rempart contre les mauvaises rencontres reste, j’y insiste, le critère hégélien : si cette rencontre me coupe de mes proches, fragilise mon estime de moi-même, réduit mon ouverture au monde, je reconnais qu’elle me diminue et diminue mon monde. Il faut la rompre.
L'anthropologue David Berliner, dans son ouvrage "Devenir autre" (2022) parle de plasticité du soi" et conclue ainsi :
Et si être soi-même, c'était aussi être plusieurs ? Si être soi-même, c'était non seulement ressentir la cohérence et l'unité du moi, mais également éprouver ses facettes plurielles, le passage incessant entre celles-ci et l'acquisition de nouvelles dimensions ? Si être soi-même, c'était à la fois être un et plusieurs, permanent et oscillant ?
Les livres cités ci-dessous sont à retrouver dans nos collections :
Devenir autre [Livre] : hétérogénéité et plasticité du soi / David Berliner, 2022
"Croisant l'ethnographie, la psychologie, la sociologie et des théories féministes, l'auteur étudie des récits variés d'identification de l'individu. Il observe notamment la nature instable et hétérogène des identités ordinaires. ©Electre 2022"
Comment vivre en héros ? [Livre] / Fabrice Humbert, 2017
"Tristan Rivière est le fils d'un ouvrier obsédé par l'idée d'héroïsme. A 16 ans, le jeune homme abandonne son entraîneur de boxe attaqué par trois voyous dans le métro. Dix ans plus tard, un même choix lui est proposé quand une femme est agressée par une bande dans un train. A ce choix correspondent trois vies différentes, suivant qu'il agit, n'agit pas ou que les choses tournent mal. ©Electre 2017"
La transmission psychique inconsciente [Livre] : identification projective et fantasme de transmission / Albert Ciccone, 2012
Mandela, le dernier héros du XXe siècle [Livre] / Bill Keller ; traduit de l'américain par François Dufour et Camilla Antonini, 2010
Héros [Livre] : d'Achille à Zidane ; sous la direction d'Odile Faliu et Marc Tourret, 2007
Les visiteurs du moi [Livre] : fantasmes d'identification / Alain de Mijolla, 2003
Identifications [Livre] / sous la dir. de Laurent Danon-Boileau, Alain Fine, Steven Wainrib, 2002
L'enchantement Harry Potter [Livre] : la psychologie de l'enfant nouveau / Benoit Virole, 2001
Héros de l'enfance, figures de la survie [Livre] : de Bécassine à Pinocchio, de Robinson Crusoé à Poil de Carotte / Rémy Puyuelo, 1998
Présences de l'autre [Livre] : essais de socio-sémiotique 2 / Eric Landowski, 1997
Reflets de miroir et autres doubles / [Livre] / René Zazzo, 1993
Projection, identification, identification projective [Livre] / publié sous la dir. de Joseph Sandler ; trad. de l'anglais par Marianne Robert, 1991
Le lien affectif / [Livre] / Mikkel Borch-Jacobsen, 1991
Belle journée à vous !